Disons le carrément, ce fut longtemps un douteux privilège que d’avoir eut Kurt Cobain dans le viseur de ce qui constitue la dernière séance photo du chanteur de Nirvana. Ou “The Last Shooting“ pour ceux que la polysémie et les correspondances amusantes intéressent. Ce privilège est revenu à Youri Lenquette un soir de février 1994, de façon inattendue, presque inespérée.
Privilège puisqu’en Cobain s’est incarné l’un de ces anges déchus dont le rock a longtemps gardé l’exclusivité, l’une de ces créatures à la trajectoire aussi brève que fulgurante, l’un de ces êtres tellement en porte-à-faux avec le monde réel qu’on finit par leur prêter une origine différente du commun des mortels, lointaine, énigmatique, quasi extra-terrestre. En deux ans, Youri, alors reporter au mensuel Best, a réussi à tisser des liens avec cette jeune rock star particulièrement mal dans ses pompes que le succès et la drogue poussaient à se cloîtrer dans une tour d’ivoire de paranoïa. Ce qui en dit long sur la confiance et l’empathie que le photographe avait su créer avec le chanteur, et plus généralement sur les rapports étroits qu’il entretenait avec la faune impénétrable du rock.
Mais si privilège il y a, il aura longtemps laissé un goût bizarre à son bénéficiaire puisque cette fameuse session, dont l’accessoire principal est un revolver 22 long rifle, précède de quelques semaines la mort que s’administre le musicien à l’aide d’une arme similaire. De tout temps, les anges ont eut en perspective de leur splendeur leur propre chute. Si bien qu’évidemment, allait être conféré à cette séance la dimension d’une autodestruction annoncée. Cette mise en scène, voulue par Cobain, engendra force supputations et conjectures au point de placer le photographe dans une situation parfois délicate.
Si vingt ans ont passé depuis le suicide de Cobain, cette dernière prise de vue n’a rien perdu de son mystère un peu douloureux. Elle continue de nous laisser sur le rebord du précipice.
Exposée pour la première fois dans son intégralité, planches contacts et inédits compris, “The Last Shooting“ fascine autant qu’elle interroge. C’est un bref instant, étrange car presque ludique, dans une histoire qui finit mal. C’est un document exceptionnel que le temps va charger d’un sens où l’absurde se dispute à l’héroïque. C’est enfin la dernière apparition d’un ange blond et maudit avant qu’il ne prenne son envol définitif.
Francis Dordor : Quand et dans quelles circonstances as-tu rencontré Kurt Cobain et Nirvana la première fois ?
Youri Lenquette : C’était aux Transmusicales de Rennes en décembre 1991. J’étais venu prendre contact avec le groupe en vue de réaliser un reportage sur leur tournée australienne de février 1992.
F.D : Quels souvenirs conserves-tu de cette tournée ?
Y.L : Le souvenir d’un groupe qui répugnait à se faire prendre en photo ! Kurt en particulier ! Ils m’ont trimballé partout dans le pays pour finalement m’accorder dix minutes juste avant de prendre l’avion du retour. Au final, j’ai eu ce que j’aurais pu obtenir n’importe où ailleurs. J’étais quand même là pour faire le reportage de couverture d’un magazine (Best)… Sinon, mis à part l’aspect photo, Kurt et moi avons sympathisé. Je me souviens d’une nuit où j’écoutais des cassettes de groupes punks américains des années 60 dans ma chambre d’hôtel. Il est venu frapper à ma porte. Nous avons discuté musique. Drogue aussi. Il me donnait l’impression d’un jeune gars que le succès avait déboussolé et qui cherchait les conseils d’un aîné. J’avais 35 ans, lui 25.
F.D : Vous êtes restés en contact après ça ?
Y.L : Nous nous sommes revus à Paris fin 92. Il est venu chez moi après le concert de Nirvana au Zénith. Ensuite je suis allé à Seattle en septembre 93 pour la sortie de l’album In Utero.
F.D : Quelles impressions conserves-tu de Kurt ?
Y.L : Celles d’un petit gars malingre très touchant qui visiblement avait d’énormes problèmes de communication avec l’extérieur. Trop énormes sans doute quand on se retrouve promu porte-parole de sa génération, que l’on a connu des difficultés matérielles toute sa vie et que du jour au lendemain on est riche au point de ne plus savoir combien l’on a sur son compte en banque. Et quand on se débat avec de sérieux problèmes de dope. Il aurait été de la trempe d’un Mick Jagger, il aurait pu surmonter tout ça. Mais Kurt n’avait pas le cynisme d’un Jagger. C’était un intègre. Il croyait à ce qu’il chantait et ne se serait renié pour rien au monde.
F.D : Comment s’est déroulée cette fameuse dernière séance ?
Y.L : Quand il était à Paris, il passait souvent par mon studio. Il y restait une partie de l’après-midi, à moitié prostré sur le canapé, à jouer de la guitare ou à inspecter ma collection de disques. C’était devenu une habitude. Un jour, il me dit qu’il aimerait faire une séance. Évidemment, je n’y ai pas cru. Voilà un mec qui ne voulait pas faire de photos quand la couverture d’un magazine était en jeu et qui soudain, de lui-même, initiait la chose ! Pour moi, c’était du pipeau. Du coup j’ai libéré mon assistant et ma maquilleuse. Mais vers 21h30, coup de téléphone de Kurt qui m’annonce qu’il monte dans un taxi et qu’il arrive. Branle-bas de combat : je n’ai ni assistant, ni maquilleuse, pas même les pellicules que j’utilise d’habitude. J’appelle un copain pour qu’il vienne me filer un coup de main. Quand le groupe arrive, Kurt a ce flingue dans la main. Il a aussi des plaques sur le visage. Il décide de se maquiller lui-même. Mais c’est tellement ridicule que je fais appeler une copine pour qu’elle ramène sa trousse…
F.D : Le flingue, c’était son idée…
Y.L : Oui il a insisté. C’est lui qui a initié toutes les poses, sur la tempe, dans la bouche, pointé vers l’objectif…
F.D : L’autre accessoire c’est cette coiffe tribale…
Y.L : C’est une parure de chef que je venais de ramener d’un voyage au Zimbabwe et sur laquelle Kurt a jeté son dévolu.
F.D : On voit également des photos du groupe au complet. Et même avec quatre membres au lieu de trois…
Y.L : Pat Smear, ancien guitariste des Germs, venait de rejoindre le trio d’origine pour cette tournée européenne…
F.D : As-tu donné une signification particulière à cette séance après l’annonce de son suicide en Avril 1994 ?
Y.L : Je n’ai jamais cru à la thèse d’un message qu’il aurait voulu faire passer. Poser avec une arme à feu reste un grand classique de la photo rock après tout… Une autre raison me faisant penser que ce n’était pas prémédité, c’est qu’avant de se quitter ce soir là, Kurt avait flashé sur mes photos des temples d’Angkor et qu’on s’était promis d’y aller ensemble après la tournée…
F.D : Comment as-tu géré la suite ? Certaines photos sont tellement parlantes qu’elles ont dû forcément susciter la surenchère…
Y.L : J’ai demandé à mon agence de l’époque de ne pas mettre en vente les plus dérangeantes, celles où il a le flingue dans la bouche ou sur la tempe. J’ai eu des propositions très tentantes financièrement. Mais elles émanaient de journaux qui n’auraient jamais parlé de Nirvana en temps normal et dans lesquels Kurt n’aurait certainement pas voulu apparaître. Ce qui n’a pas empêché la polémique. Quelques mois plus tôt à Seattle, Kurt avait déjà posé avec un pistolet en plastique dans la bouche et sur la tempe. Ces photos étaient diffusées depuis longtemps quand il s’est suicidé…
F.D : À l’aune d’une longue carrière, que représente pour toi cette séance ?
Y.L : Techniquement ce n’est pas ma meilleure prise de vue. Mais symboliquement c’est fort… Je dirais que le titre de l’exposition “The Last Shooting“ vaut aussi pour ma propre trajectoire étant donné qu’après la mort de Kurt, je me suis détourné du rock pour m’intéresser à autre chose. Comme si toute la mythologie autour de cette musique avait soudain perdu de son attrait avec sa disparition.
La Galerie ADDICT et Laetitia Hecht présenteront du 25 Mars au 21 Juin 2014, les photographies de cette dernière session lors de l’exposition “KURT COBAIN – The Last Shooting“. Une partie des images sélectionnées seront proposées en tirage argentique traditionnel réalisées par Marc Upson, le tireur qui réalisa les épreuves de ces mêmes photos en 1994… sur un papier identique et en procédant de la même manière qu’à l’époque. Francis Dordor
Kurt Cobain – The Last Shooting
To be honest, it might long have been considered a dubious privilege to have had Kurt Cobain in the sightline for what was to be the Nirvana singer’s last photo-shoot. Or “The Last Shooting” for those with a taste for word-play or amusing correspondence. This privilege belonged to Youri Lenquette, one evening of February 1994, and it was a privilege that was as unexpected as it was unhoped-for.
A privilege, in that Cobain was the very embodiment of those fallen angels long exclusive to the world of Rock, one of those creatures whose trajectory was as brief as it was brilliant, of those beings so out of step with the real world that we almost end up by lending them an origin other than that of the common of mortals, far-off, enigmatic, almost alien. In two years, Youri, then a reporter for the monthly Best, managed to create a bond with this young and particularly uneasy rock star who success and drugs had driven to shut himself up in an ivory tower of paranoia. Which says much about the level of trust and empathy that the photographer managed to create with the singer, and more generally about the close ties he entertained with the usually impenetrable fauna of the music world.
If privilege it was, it long left a strange taste in its beneficiary’s mouth, for this famous session, whose main accessory is a 22 long rifle revolver, preceded by just a few weeks the musician’s death, death self-administered with the help of a similar weapon. Angels have always, along with the perspective of their own splendor, also been privy to that of their own demise. Such that inevitably this session became endowed with another dimension, that of a self-destruction announced. The staging itself, Cobain’s idea, engendered such suppositions and conjectures as to place the photographer in a sometimes-delicate situation. If twenty years have passed since Cobain’s suicide, this last photo-session has lost nothing of its somewhat painful mystery. It continues to leave us poised on the edge of a precipice.
Shown for the first time in its entirety, including contact sheets and previously unseen shots, “The Last Shooting” fascinates as much as it interrogates. It captures a brief instant, curious because almost playful, of a story that ends badly. It’s an exceptional document that time has endowed with a meaning in which the absurd struggles with the heroic. And finally, it is the very last appearance of a blond and cursed angel before his ultimate flight.
From 25th March to 21st June 2014, Galerie ADDICT and Laetitia Hecht will present the photographs from this last session in the exhibition “KURT COBAIN – The Last Shooting”.A selection of the images will be available as traditional analog prints produced by Marc Upson, the printer who realized the proofs from these same photos in 1994… on identical paper, and using exactly the same process as that used at the time. Francis Dordor
ADDICT Galerie – Galerie Laetitia Hecht
- 14/16 rue de Thorigny
- 75003 Paris
- www.addictgalerie.com