« Oubliées et précarisées », « à la dérive », « tondues comme des moutons », « dans la crise » ou encore au cœur d’un « grand malaise » et gagnées par « la peur du déclassement », les classes moyennes font depuis plusieurs années l’objet d’une littérature abondante. Une enquête de la Fondation Jean-Jaurès
Le sentiment de déclassement, loin de ne concerner que les échelons les plus bas de l’échelle sociale, semble n’épargner désormais aucune strate ou catégorie sociale. Analyse par Yves-Marie Cann* d’un phénomène qui pourrait être l’un des principaux facteurs déterminant le vote à la prochaine élection présidentielle.
« Oubliées et précarisées », « à la dérive », « tondues comme des moutons », « dans la crise » ou encore au cœur d’un « grand malaise » et gagnées par « la peur du déclassement », les classes moyennes font depuis plusieurs années l’objet d’une littérature abondante ne cessant de décrire le désenchantement de cette figure centrale héritée des Trente Glorieuses, entre promesse d’ascension sociale pour les milieux populaires et filet de sécurité pour les catégories supérieures.
Quelques chiffres clés :
– 70% des Français disent appartenir aux classes moyennes
– 39 % des ouvriers se positionnent parmi les classes populaires ou défavorisées
– 73% des classes populaires disent boucler leurs fins de mois difficilement
– 84% des classes populaires ou défavorisées ont le sentiment d’une dégradation de leur situation économique et financière
– 76% des Français considèrent que l’ascenseur social est en panne
– 57% des classes aisées pronostiquent pour leur descendance une rétrogradation sur l’échelle sociale
Omniprésentes dans le débat public, courtisées par les gouvernants et ceux qui aspirent aux plus hautes fonctions électives, les classes moyennes n’en demeurent pas moins un concept flou, que l’absence de définition officielle – ou du moins consensuelle – rend difficile à appréhender. Où commencent et où s’arrêtent les classes moyennes ? Faut-il s’en tenir à la définition restrictive qu’en propose l’Insee, à savoir qu’elles regrouperaient les professions intermédiaires (techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise, enseignants, chargés de clientèle, infirmiers, etc.) se situant entre les milieux populaires (employés et ouvriers) d’une part, et les cadres et professions intellectuelles d’autre part ? Ou faudrait-il plutôt les définir par leur niveau de revenus, et donc leur degré de proximité à un revenu moyen ou médian ? Mais dans un contexte où les inégalités patrimoniales s’avèrent considérablement supérieures à celles basées sur les revenus, ne faudrait-il pas changer de braquet ?
Alors que les classes moyennes s’avèrent aujourd’hui quasi hégémoniques en termes d’auto-positionnement social, celles-ci voient s’éloigner la perspective d’une ascension sociale. Prises en tenaille par les catégories les plus favorisées, d’une part, et les catégories les plus défavorisées, d’autre part, elles apparaissent au mieux confrontées à une situation de blocage, au pire en équilibre précaire pouvant à tout instant les entraîner dans la « spirale du déclassement ».
Le déclassement, voici une expression dont la présence désormais récurrente dans le débat public recouvre une réalité tangible à travers les résultats de notre étude. Soit parce que la perte d’une position sociale est vécue par une proportion non négligeable de Français, notamment par rapport à leurs parents, soit parce qu’elle est crainte lorsque l’on interroge les Français sur l’avenir, le leur ou celui de leurs enfants. Certains objecteront, à juste titre, que notre analyse s’appuie ici exclusivement sur les représentations des individus. Les mêmes, ou d’autres, pourront nous opposer, toujours à juste titre, le fait que la proportion d’individus manifestant une mobilité ascendante reste supérieure à celle témoignant d’une mobilité descendante. Nos enseignements ne perdent pas pour autant de leur valeur, tant les représentations que nous avons pu objectiver ici contribuent (sans pour autant être exclusives) à structurer les attitudes et les comportements des individus, notamment sur le plan politique, en contribuant au délitement du clivage gauche/droite et à l’affaiblissement des liens avec les partis dits « de gouvernement ».
Cette traduction, nous l’observons, par exemple, en termes de préférences partisanes exprimées par les Français. La propension à exprimer une proximité avec un parti de gouvernement atteint ainsi son niveau le plus élevé (58 %) parmi les individus se positionnant à un niveau plus élevé que celui de leurs parents sur l’échelle sociale. À l’inverse, elle décroît nettement parmi ceux faisant part d’une stabilité (49 %), et atteint son plus bas niveau (40 %) chez ceux rendant compte d’une baisse. Dans le même temps, la proximité aux extrêmes s’accroît (principalement au profit du Front national) de même que la proportion d’individus n’exprimant aucune préférence partisane.
Le malaise des classes moyennes et la crainte du déclassement – lorsqu’il n’est pas vécu – s’avèrent par conséquent une donnée cruciale à prendre en compte non seulement dans la mise en œuvre des politiques publiques mais aussi et surtout, en amont, dans la formulation des programmes proposés aux Français, notamment à l’occasion du scrutin présidentiel à venir. Le déclassement social n’est en effet pas exclusif à une catégorie de population en particulier. Certes, il s’avère plus fréquemment vécu en bas de l’échelle sociale. Toutefois, les échelons supérieurs ressentent leur vulnérabilité et, estimant ne pas être à l’abri, craignent tout particulièrement pour l’avenir de leurs enfants. (Source Fondation Jean-Jaurès)
Méthodologie : enquête Elabe pour la Fondation Jean-Jaurès réalisée par internet du 21 juin au 4 juillet 2016 auprès d’un échantillon de 2 001 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas appliquée aux variables de sexe, de classe d’âge et de catégorie socioprofessionnelle de la personne interrogée après stratification par la région de résidence et la catégorie d’agglomération.
Sommaire de l’enquête de la Fondation Jean-Jaurès/Elabe :
I. « Classes moyennes» ,« classes attrape-tout » ?
II. Classes sociales subjectives et classes sociales objectives
III. Classes sociales subjectives et diplômes
IV. Classes sociales subjectives et situation économique et patrimoniale
V. Classes sociales subjectives et rapport à l’avenir
VI. Classes sociales subjectives et mobilité sociale
VII. Mobilité sociale, insertion et stabilité professionnelle
VIII. Mobilité sociale et vision de l’avenir pour ses enfants
IX. Le malaise des classes moyennes : une donnée cruciale
L’enquête complète est disponible sur le site de la Fondation Jean-Jaurès.
* Yves-Marie Cann est directeur des études politiques à l’institut Elabe.