L’exposition “L’utopie et la réalité ? El Lissitzky, Ilya et Emilia Kabakov” coïncide avec le 80ème anniversaire d’Ilya Kabakov et a été préparée par Multimedia Art Museum, Moscow en collaboration avec Van Abbemuseum (Eindhoven) et le Musée de l’Ermitage.
El Lissitzky (1890-1941) est un des grands maîtres de l’avantgarde russe, peintre, architecte, illustrateur, photographe, participant aux expositions et théoricien de l’art nouveau. La plus grande collection des oeuvres de Lissitzky au-delà de la Russie se trouve à Van Abbemuseum. C’est ce musée qui a initié la création de l’exposition commune d’El Lissitzky et Ilya et Emilia Kabakov et développé la conception initiale du projet en collaboration étroite avec les Kabakov. L’exposition à Moscou a été considérablement élargie et présente, en particulier, des oeuvres de Kabakov qui n’ont jamais été exposées au grand public russe.
Pour beaucoup, El Lissitzky et Ilya et Emilia Kabakov sont des peintres dont la vision du monde et les principes esthétiques s’opposent. Lissitzky est entré dans l’histoire de la culture russe et mondiale comme concepteur d’un nouveau langage plastique correspondant aux ambitions de la reconstruction de vie d’une Russie de l’après-révolution ainsi qu’aux aspirations utopiques de l’époque en général. Son nom est étroitement associé avec la première idée du projet soviétique utopique, l’idée d’un “nouveau langage pour de nouveaux hommes”, le design comme un outil de transformation de l’ensemble de l’humanité.
Cependant, selon Ilya Kabakov, “toute conception créative comprend trois parties : le projet, la tentative de réalisation et le produit final. Il faut dire que celui qui se trouve au début du chemin – du projet – n’a aucune idée de la façon dont il sera à mi-parcours et même à la fin”. Avec le temps, il devient évident que les ”Prouns 1” de Lissitzky, étant en conformité exacte avec les tendances du modernisme mondial, sont en effet devenus un certain modèle absolu, la base du langage international du design. Mais peut-on affirmer alors que Lissitzky était un peintre des aspirations utopiques, lui qui a oeuvré initialement dans le monde des objets en créant “l’espace imaginaire par le biais des objets matériels” ? Et, l’essentiel, est-ce que l’utopie réalisée aurait pu garder ses traits d’origine ?
Il est possible de dire que les Kabakov ont dû vivre dans une utopie soviétique concrétisée que Lissitzky popularisait, lui aussi. Le projet communiste a suivi le chemin opposé de son idée initiale déjà du vivant de Lissitzky quand devenait de plus en plus évident cet élément autoritaire et antihumaniste inhérent à cette création avant-gardiste d’un homme nouveau concepteur.
A son époque Lissitzky a écrit, enthousiasmé : “Notre génération s’est imposée comme enjeu de travail dans une conformité stricte avec le but posé. Mais la pratique a montré que l’oeuvre d’une vraie valeur artistique ne pouvait être créée que si l’artiste mettait devant lui son propre objectif artistique (ordre social permanent)”. Cependant, selon Ilya Kabakov, Lissitzky luimême a dû participer “à la deuxième partie de la symphonie où il s’est retrouvé être un rouage du “régime” en accomplissant la volonté du dirigeant et du parti”.
Les Kabakov appartiennent à la génération des artistes qui ont vécu et travaillé “à une époque, on dirait figée pour toujours, avec un langage officiel de l’art soviétique (comme nous l’avons cru)”. Ils sont devenus témoins de la catastrophe humanitaire vers laquelle s’est tourné le projet utopique rayonnant lors de sa réalisation. Ceci dit, ces artistes ont une tout autre optique, une autre attitude à l’égard de l’utopie soviétique en général et de l’idéologie de l’avant-garde russe dont ils estiment la distance historique. L’exposition se déploie effectivement comme un système d’opposition, une opposition de l’espace des oeuvres d’El Lissitzky et celles d’Ilya et Emilia Kabakov : “L’espace – Les voix dans le vide”, “La pureté des formes – Les ordures”, “La victoire sur le quotidien – Le quotidien a gagné”, “Mémoire. Le monument au Leader – Le monument au Tyran”, “En transformant la vie – La fuite de la vie”, “L’espoir en l’avenir réalisé – Une utopie non réalisée”, “Le peintre, un réformateur – Le peintre, un être en réflexion”.
Commissaires d’exposition: Charles Esche (Van Abbemuseum, Eindhoven), Olga Sviblova (Multimedia Art Museum, Moscow), Dmitry Ozerkov, Daria Boubnova (Musée de l’Ermitage, Saint- Pétersbourg)
Pour nous, cette exposition est d’une actualité particulière car aujourd’hui nous réessayons péniblement de trouver une certaine modalité utopique et de projets. L’utopie nous est indispensable comme motivation, vecteur du mouvement. Mais l’exposition « L’utopie et la réalité ? » nous rappelle le revers de la médaille.
1 “Proun” est un acronyme de “Projet pour l’affirmation du Nouveau” en russe -N.B. du traducteur
- Exposition du 17 septembre au 17 novembre 2013
MAMMM
Multi Media Art Museum,
Ostozhenka st., 16
Moscou
Fédération de Russie