Synopsis : Des hommes et des femmes, nés dans l’entre-deux-guerres. Ils n’ont aucun point commun sinon d’être homosexuels et d’avoir choisi de le vivre au grand jour, à une époque où la société les rejetait. Ils ont aimé, lutté, désiré, fait l’amour. Aujourd’hui ils racontent ce que fut cette vie insoumise, partagée entre la volonté de rester des gens comme les autres et l’obligation de s’inventer une liberté pour s’épanouir. Ils n’ont eu peur de rien.
Devant un film d’horreur, les spectateurs ferment les yeux pour ne pas voir cette belle brune se faire trancher la gorge dans des effusions d’hémoglobine (attention, belle selon notre définition bling bling de la beauté, version XXIème siècle, c’est-à-dire, aux mensurations barbie[sques] irrationnelles et dont chaque pore est incrusté de botox). Évidemment, on tue une femme car le préjugé gothique du «sexe faible», en tant que victime sans défense qui n’est utile dans la diégèse que pour mettre en valeur un homme-héros, est tellement efficace qu’on y a sans cesse recours mais tellement désuet et peu féministe que cela en est exaspérant! Un meurtre que l’on ne préfère pas voir, comme tout ce qui nous fait peur, ou ce qui nous dérange ; en fermant les yeux, on rend cet objet invisible. C’est sensiblement plus simple de fuir que d’affronter (faire preuve de courage? On verra demain… Lâcheté empreinte de procrastination, quand tu nous tiens!)
Certains ferment les yeux face à la misère, face au racisme, face à l’homophobie. Bref, ils vivent dans le monde qu’ils veulent voir, où tout est « merveilleux » (prononcé à la bobo sinon c’est ridicule), où tout le monde se promène avec son sac Marc Jacobs au bras, habite un loft rue Grenelle où un Klein est accroché juste au-dessus d’un secrétaire Louis XV, boit du champagne au goûter… Oui oui, nous sommes tous les petits-enfants de Madame BETTENCOURT. Et sinon, les 10 % de chômage, les sans-abris, les crimes homophobes, les crimes tout court, le surendettement… ; cela leur dit quelque chose ou ce sont seulement des lettres mises bout à bout?
Sébastien Lifshitz a donc entrepris d’ouvrir les yeux de ses spectateurs sur une catégorie «invisible» de la société, de s’atteler au traitement d’un paradoxe dérangeant, celui de montrer à la vue de tous ce que certains préfèrent savoir rester sagement invisible. Et non, ce n’est pas un prestidigitateur mais il s’agit d’un réalisateur. Le film « Les Invisibles » sort aujourd’hui dans les salles et ce n’est donc pas un spectacle de magie (sincèrement désolée pour les fans d’illusionnisme).
Ce réalisateur met alors en lumière des «invisibles», je dirais même des sujets doublement invisibles pour autrui ; autant dire que si la vie était une partie de poker, les autres pensent avec certitude qu’on leur a distribué les pires cartes possibles. A la fois car ils sont homosexuels mais aussi car ce sont des personnes du troisième âge, autrement dit des catégories que l’on préfère reléguer en marge de la société car ils ne font pas ou plus partie de ces pseudo-normes sociétales qui finalement n’ont aucun fondement et n’existent que parce qu’elles ont été définies ainsi.
Note pour les générations à venir : bannir le terme «norme» du Petit Robert au lieu de rajouter du verlan car le jour, où nous serons tous hétérosexuels, avec des corps de rêves, jeunes et dynamiques car nous nous abreuverons à la fontaine de Jouvence, nous aurons déménagé sur la planète de l’éternel ennui ; je suis tellement pressée… Mais au-delà même de cette entreprise, Lifshitz nous présente des sujets émouvants qui nous racontent leur rencontre au hasard d’un rétroviseur, leurs histoires d’amour ; des individus touchants par leur sincérité et surtout, au sens de l’humour décomplexé.
Décomplexés tout court d’ailleurs, car dans ce film, femmes et hommes n’ont pas de pudeur à parler ouvertement de sexualité, ils n’ont pas honte des mots en général. A l’image de ce vieux berger dont la première phrase nous promet un personnage haut en couleurs : «C’est des putes ça» en désignant ses chèvres et qui, un peu plus tard, évoque la sexualité, la fellation…
Lors de ces entretiens qui se déroulent chez eux, dans la cuisine pendant qu’ils mitonnent un bon petit plat tout en se disputant gentiment, ou tout simplement dans leur quotidien, la sincérité des lieux et de leurs propos est tellement rafraîchissante comparée à cette atmosphère d’hypocrisie ambiante qui règne lors d’interviews de people, de politiques voire même de politico-people, qui brillent plus par leur mise en scène que par leur vérité.
Ils sont libres de tout dire ; bref, une liberté qui vient subsumer une ancienne censure, une ancienne répression de leurs désirs parfois. En effet, leur jeunesse a pu être marquée par la nécessité de divulguer leurs sentiments, de se nier eux-mêmes et finalement en arriver à rendre invisible leur propre moi. Thérèse a nié ses premiers émois et s’est mariée à un homme, a eu des enfants…pour faire comme tout le monde. Sartre nous expliquerait alors ce phénomène à travers son exemple concret de la honte : si je suis en train d’épier mes voisins, je n’ai conscience du mal que je suis en train de faire, de ce que je suis, seulement lorsque j’entends des pas, c’est-à-dire la présence d’autrui. J’ai besoin d’autrui pour être, et dès lors où je suis invisible pour autrui, je le suis pour moi-même.
«Le scandale à l’époque n’était pas d’être homosexuel mais de se revendiquer homosexuel» nous confie l’une de ces femmes. L’acceptation de soi, qui plus est, face aux autres se complexifie dès lors où les autres refusent de vous accepter tel que vous êtes. Et ces sujets y ont été confrontés à de nombreuses reprises. De cette femme qui n’ose parler de ses amours homosexuelles lorsque ses collègues hétérosexuelles évoquent les leurs à cet homme qui aime les hommes clairement devenu gênant au Parti Communiste, en passant par ce couple de femmes et collègues qui sont poussées vers la sortie de leur entreprise à cause de leurs préférences sexuelles…
Vivre comme on l’entend malgré les préjugés, être soi-même ; cela se révèle être, finalement, pour ces grands-pères et grands-mères, une véritable renaissance. D’ailleurs, au cours d’un repas de famille très convivial, une jeune femme confie à sa mère Thérèse qu’elle l’a vue «naître à 42 ans» ; cela est un écho au tout début du film qui s’ouvre sur la naissance d’un oisillon qui tente de sortir de sa coquille.
Plus l’animosité grandissait vis-à-vis de la communauté homosexuelle (et encore je suis soft… les quelques images d’archives incluses dans ce film nous donne droit à un micro-trottoir, datant des années 60, beaucoup plus tranchant et révoltant : un jeune homme dit qu’il trouve cela «dégueulasse», et la maladie mentale y est également citée à de nombreuses reprises comme la cause de l’homosexualité), plus le besoin de revendiquer leurs droits se fait sentir. Certains d’entre eux parlent des combats qu’ils ont mené durant leur jeunesse, que ce soit pour la revendication des droits homosexuels, ou plus largement pour le droit des femmes à travers leur soutien à la loi sur l’avortement proposée par Simone Veil. Thérèse avait même installé chez elle une salle où elle permettait à des femmes de se faire avorter dans de bonnes conditions d’hygiène et donc, en toute illégalité pour l’époque.
Nous y revoilà, la question de la justice dans ce qu’elle définit de légal ou non, qui nous obnubile encore et toujours en 2012 et fait finalement abstraction de la justice, en ce que chacun de nous considère comme juste ou injuste. Le débat qui occupe l’espace médiatique en ce moment est le projet de loi déposé par le gouvernement Hollande quant à l’accessibilité du mariage pour deux personnes du même sexe, leur droit à l’adoption et élude finalement la question de la Procréation Médicale Assistée pour les couples de lesbiennes. Les Inrockuptibles y ont récemment consacré un dossier dans un de leurs numéros dans lequel Yann et Pierre y figurent. Mais, le président a créé la polémique la semaine dernière en évoquant la possibilité de faire appel à la «liberté de conscience» des maires plutôt que de faire passer cette loi, beau revirement de dernière minute… Un débat ponctué par ailleurs par des déclarations, insultantes pour la communauté homosexuelle, qui effectuent l’amalgame de l’homosexualité avec la polygamie, la zoophilie… Des manifestations investies par la violence… Quel beau pays que celui dont la devise est «liberté, égalité, fraternité»…
Alors libre à vous d’aller voir ou non ce film, de l’aimer, de ne pas l’aimer, d’en parler, de s’en émouvoir, d’en rire ; mais la plus belle leçon que j’en ai retenue et que j’ai la bonté de vous confier, c’est de rester libre. Par Aurore RICHARD, pour artsixmic
avec
Yann et Pierre
Bernard et Jacques
Pierrot, Thérèse, Christian
Catherine et Elisabeth
Monique et Jacques
- Date de sortie 28 novembre 2012 (1h 55min)
- Réalisé par Sébastien Lifshitz
- Genre Documentaire
- Nationalité Français
Les Invisibles de Sébastien Lifshitz – bande annonce