« On me demande souvent d’expliquer les raisons pour lesquelles je me suis mis à peindre. Un de mes livres – édité, publié, distribué – a été interdit à la vente. Il a été retiré des librairies, des FNAC, des Virgin, des points de vente des gares… J’ai assisté à une scène gare de l’Est : des types prennent mon livre des mains de lecteurs et le rangent dans des cartons. Terminé. Cela a été un déclic. Interdit d’écrire, il me fallait trouver un ressort. Au coeur d’une affaire d’Etat, balancé entre les mensonges des uns et les pressions des autres, mon histoire personnelle prenait au printemps 2006 une tournure si complexe, qu’aucun article, aucun livre, aucun film ne pouvait, à mes yeux, la restituer. La rendre intelligible. Tout cela – ce cirque médiatique, ce barnum judiciaire, ce délire financier, cette tragicomédie politique – devenait si improbable, si intéressant, qu’il fallait m’élever, prendre du recul. Je savais que le temps jouait pour moi.
L’art évite les palabres inutiles. Tout est sur la toile. Tout est sur la toile, surtout ce qui n’y est pas. J’ai commencé par imprimer des listings bancaires – ceux de Clearstream – sur des toiles. Puis j’ai écrit sur ces listings. La confrontation de ces deux univers – le langage froid et numérique de l’argent, mon écriture rageuse ou hésitante – créait une émotion doublée d’un paradoxe. C’était le début. L’intuition. Mon histoire quittait le champ politique pour devenir artistique. Des formes, des personnages, des couleurs ont fait leur apparition. Mes premières toiles sont les pièces d’un puzzle géant qui esquisse une représentation du pouvoir de la finance. De mon combat en principe perdu d’avance. J’ai ensuite eu ma période « Junk ». J’ai utilisé des matériaux de récupération, des fragments de carnets personnels, des photos, des articles déchirés, les transformant, inscrivant mes codes et mes histoires sur des images du monde. J’ai poursuivi mes recherches sur une matière plus cérébrale, plus intime : le cortex. Puis je suis revenu à « mes plans ». Cette obsession que je poursuis de mettre le monde en équation. Un fond noir. Des cases blanches. Des mots blancs. Des signes. Des traces. Des pensées.
Pour cette exposition « Global village », j’ai travaillé dans trois directions, sur trois supports. Des cartons imprimés de listings bancaires de petit format sur lesquels j’écris ou dessine les idées qui me traversent, livrent un moment. C’est ma récréation. Généralement courte, intense et colorée. Je peins aussi sur des toiles qui sont comme les pages déchirées d’un agenda sur lequel je cherche et note des idées, dessine, fais des schémas. Ces pages sur fond noir – avec la date et le Saint du jour gravés en haut à droite– sont les premières d’une série qui va forcément évoluer. Aucune copie, aucun système. Un agenda. Chaque jour est une nouvelle histoire. Chaque histoire s’intègre dans un ensemble qui raconte le monde. Troisième direction, ce « Global village » financier que je mets en plan(s).
La finance étant invisible, la réalité avance masquée. J’essaie, à ma manière, de lever une partie du masque. Des réseaux, des espaces, des zones d’influence, des lieux de pouvoir, des territoires apparaissent. Appelons ça le syndrome Goldman Sachs, Barclays, Fitch, Citigroup… Comme on veut. On cherche, on gratte, on tire un fil et on les retrouve toujours ces hommes qui trustent et infiltrent les banques, les fonds de pensions, les agences de notation, les chambres de compensation, les médias, les partis politiques… Je fabrique ces plans pendant de longues immersions où je mets à peine le nez dehors, fonctionnant, concentré, à l’instinct, grâce à mes notes, mon expérience, Internet. Parfois je m’amuse, mais rien de ce qui figure sur ces plans n’est fortuit. Je pourrais les continuer à l’infini. L’ensemble donne une image ramifiée et sinueuse du monde. Forcément esthétique. La puissance destructrice des marchés financiers est virale. Elle tient du gaz toxique. On ne sait jamais vraiment d’où va venir la fuite. Le mauvais coup. Les acteurs des trafics sont des affranchis. Ils échappent à tout contrôle. Ils participent à la décomposition des formes politiques et culturelles. On peut s’en accommoder, s’en foutre. Personnellement, ça m’intéresse. A partir du moment où on cerne mieux les règles cachées, on peut participer à changer leurs effets sur le réel. J’ai ce rapport de force en tête quand je gratte mon noir avec mes blancs. Je sais que c’est infime. Fragile. Je fabrique des traces qui laissent des traces.
Petit, je crayonnais dans les marges de mes cahiers, ensuite, le journalisme et l’écriture ont occupé tout le terrain. Mon premier ingrédient, ce sont les mots, leur texture plus que leur sens immédiat. Ma matière c’est le journalisme, l’enquête, la finance, la vie politique, le pouvoir, la solitude, la détresse, la mémoire, nos renoncements, nos espoirs, l’avenir. Une matière hyper contemporaine. M’enfermer à intervalles réguliers entre les quatre murs d’un atelier, mettre en place mes châssis, noircir de grandes toiles blanches, faire glisser mes craies grasses sur ce noir, choisir une couleur, évaluer l’épaisseur d’un trait, imaginer des personnages, des phrases, des associations – en un mot peindre- est désormais devenu pour moi une nécessité. Ce qui me plaît aussi c’est que certains collectionneurs, notamment chinois ou brésilien, emportent mes toiles et ne savent rien de tout cela. Ils aiment. C’est tout. » DR/ 4 juin 2012.
- Exposition du 16 au 29 juin 2012
Galerie W
- 44 rue Lepic
- 75018 Paris