À regarder le palmarès des prix « classiques », une triple constatation s’impose : (1) les prix font parler de livres dont on parle déjà ; (2) les prix font vendre des livres qui se vendaient sans eux ; (3) les prix récompensent un nombre non négligeable d’ouvrages qui n’auront pas d’autre postérité que celle de figurer dans des listes à la fin des dictionnaires ou des anthologies (et encore, pas dans toutes).
À la lumière de cette triple constatation, il paraissait logique de créer un prix presque iconoclaste pour récompenser des livres : (1) dont on a (presque) oublié de parler ; (2) qui n’ont pas rencontré leur public ; et (3) qui ne dépareraient pas la bibliothèque de l’honnête homme et pas seulement pour caler un pied ou par amour des bandeaux rouges. D’où le Prix de l’Inaperçu.
Le sixième Prix de l’Inaperçu-Prix Ignatius J. Reilly a été proclamé le 30 mai. Le jury 2013 a récompensé :Littérature française
Hervé Bel : Les choix secrets aux Éditions Jean-Claude Lattès
Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur. Pendant ce temps, son mari tousse, s’étouffe s’étiole. La narration glisse entre deux points de vue, plus ou moins distants, alternant le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté d’une vielle femme qui écrase, étouffe son mari, ses fils, toute sa famille. Portrait au fil de sa pensée, le roman suit Marie partout, à son rythme et dans ses mensonges, avec une crudité qui va du banal à l’insupportable. Deuxième roman d’Hervé Bel (La Nuit du Vojd, JC Lattès, 2010), Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage impitoyable. La langue d’Hervé Bel n’y va pas par quatre chemins, la plus terrible s’exprime clairement et presque banalement. Au comité de sélection, on dirait que ce livre-là est inaperçu parce qu’il est trop juste. (Nils C. Ahl)
“Les choix secrets” sur AmazonLittérature étrangère
Iouri Droujnikov : L’étoile du généralissime traduit du russe par Marilyne Fellous aux Éditions Fayard
L’une des règles non-écrites du Prix de l’Inaperçu (outre la consommation exclusive de grands crus bordelais lors des délibérations et le traditionnel séminaire du Comité à Marrakech au printemps de chaque année) était de ne pas sélectionner d’auteurs disparus. Prime au vivace. Mais il n’y a de règle qui ne connait d’exception : en voici une pour Iouri Droujnikov, définitivement inactif depuis 2008 mais dont Fayard a publié le dernier roman l’an dernier dans un silence assez assourdissant. Preuve s’il en fallait que certains auteurs morts sont bien plus vivants que certains qui bougent encore, L’étoile du généralissime promène son lecteur dans une fiction d’espionnage facétieuse et décalée, balloté entre FBI et ex-KGB, entre le Kremlin en 1945 et la Californie en 2005, le Bolchoï et le Koweït, l’invention délirante (beaucoup) et la réalité historique (un petit peu, et pas forcément fait exprès…). Attention : goût pour l’absurde et le loufoque irrévérencieux exigé ! Mais cela en vaut la peine, tant le voyage est réjouissant et souriant – avec quelques vérités au bout, en plus. (B.F.)
“L’étoile du généralissime” sur Amazon Le jury 2013
Le jury tournant du Prix était, cette année, composé de Christophe Bys (journaliste à L’usine nouvelle), Elisa Capdevila (enseignante d’histoire au lycée Jacques Prévert et à Science Po), Benjamin Fau (co-fondateur du Prix de l’Inaperçu et écrivain), Agnès Fontaine (éditrice), Xavier Fornerod (journaliste à Direct Matin), Patrick Hadjadj (auteur et metteur en scène pour le théâtre et le cinéma), Marie-Cécile Kovacs (enseignante de français en Seine-Saint-Denis et auteur), Abeline Majorel (community manager et fondatrice de chroniquesdelarentreelitteraire.com), Romain Monnery (journaliste et écrivain) et de Delphine Zehnder (chargée de communication de Petit Bain).