La grammaire minimaliste et raffinée de Philippe Soussan est un piège. Un piège pour l’intelligence, un piège philosophique. Une allitération. Un savant montage. Une mise en abîme sensible qu’il nous faudra décrypter dans un effort quasi-physique de souplesse et d’imagination. Un jeu sur les idées, sur le hors-champ, aussi. Le sujet -une chaise, une table, une pomme- “still-life” de prime abord, soudain nous illusionne. Impression invraisemblable de s’élancer à l’assaut d’un espace étrange. Gymnastique délicate qui nous entraîne du vrai au faux, de la certitude au doute, de l’objectivité au mirage. Une partie de notre cerveau, cherchant à discriminer ce que le regard lui transmet, s’emploie, avec un plaisir un brin équivoque, à nous éclairer sur le sens à donner à ces mises en scène.
Exemptés de leurs vocations modeste et utilitaire, ces objets sobres du quotidien, imparables, froissés, modelés, superposés, nous parlent de ce monde dans lequel nous vivons, de nos capacités d’observation, d’interprétation, de celles du photographe. De nos possibles méprises. De nos esprits critiques et de la façon dont par-dessus tout la photographie elle-même -à laquelle nous portons généralement tant de crédit- nous confronte au risque de la manipulation, de l’aveuglement, à ce qui pose débat. Nous confronte aussi aux correspondances et aux analogies secrètes.
A la dialectique. Philippe Soussan convoque notre aptitude à percevoir la réalité. La réalité et ses possibles dimensions, ses possibles altérations. Ses possibles représentations. Dont-acte. Pascale Geoffrois
CHAISE MENTALE
Les images dans l’image de Philippe Soussan stimulent un va-et-vient infini entre nos sens et notre raison, nos concepts et la réalité, notre appréhension du matériel et de l’immatériel. Que voyons-nous ? Comment voyons-nous ? Par quelle alchimie la conscience de la vision d’une chose, d’un être ou d’une notion se constitue? Qu’est-ce qui donne l’impression de faire ou de ne pas faire présence ? Quelles sont les images en nous, préexistantes ou acquises, qui guident nos représentations ?
Philippe Soussan, à travers ses photographies, nous transporte aux frontières des possibles unifications entre la matière et les jeux de l’esprit. Son travail de mise en scène à la fois plastique et photographique, d’un mobilier d’utilité, pratique, transforme une chaise en prétexte pour nous interroger sur la genèse des représentations mentales, pour partir en quête de ce que pourrait être « la chose mentale ». A peine avons-nous décrypté une construction photographique de Philippe Soussan, rassurés, que l’instant d’après, en revoyant le tirage, nous voilà à nouveau perdus dans les plis et replis internes de la composition. Philippe Soussan impose une hésitation, un recul sur la véracité ou l’illusion de ces reproductions, qu’il nous faudra accepter. Ce balancier voulu par l’artiste, où nos sens et notre logique engagent un dialogue, mettra la photographie, médium a priori statique, en mouvement, la rendant insaisissable sinon par éclatements ou bribes.
Au-delà des questions intellectuelles et du discernement, les « Chaises mentales » de Philippe Soussan sont comme des instantanés d’une chose dans l’action de se faire et de se défaire devant nous. Ses photographies, sculptures d’illusions, hybrides et fantasmatiques, cherchent leur équilibre en reflet des projections humaines. Jérémy Chabaud
L’ENGENDREMENT DES IMAGES
Surface, cadre et boîte
Habitués que nous sommes à vivre avec des images, à voir des objets devenir des surfaces, à considérer comme faisant partie de la vie matérielle et objective, ces à-plats parfois immenses s’étalant aussi bien sur les pages des magazines que sur les murs des immeubles, nous avons fini par occulter un aspect au demeurant méconnu des images.
La bidimensionnalité semble bien constituer le monde originaire des images dans notre psychisme et en tout cas un univers antérieur à celui que nous révèle l’apprentissage du monde ordonné autour des trois dimensions de l’espace.
L’oeuvre de Philippe Soussan est tout entière portée par une interrogation inlassable sur les tensions qui servent de vecteur de communication entre les images précognitives qui hantent nos esprits, la réalité visible peuplées d’objets qui y sont parfois comme des fantômes et les images matérielles qui hantent, elles, la réalité, de leur surfaces inaccessibles cernées par des cadres. Ces cadres découpent l’espace, qu’il soit ciel ou mur, de leurs lignes tranchantes qui segmentent le regard et les images proprement dites remplissent ce trou d’une douleur qui se fait sage. C’est pour faire face au trouble qui finit par sourdre de la mise en abîme à laquelle il se livre depuis plusieurs années qu’il a choisi de faire tenir ses nouvelles oeuvres dans des cadres qui ressemblent à des boîtes, protégeant notre regard de ces formes qui sinon jailliraient de la surface de l’image pour devenir absolument réelles.
Histoire de pommes
Il y a quelques années Philippe Soussan s’est mis à transformer des photographies absolument réalistes, en général de fruits et de légumes, tirées sur du papier blanc assez fin en des sortes de sculptures ou d’objets tridimensionnels.
En effet, il faisait correspondre l’image de l’objet et l’objet en moulant la feuille comportant la représentation sur l’objet même, donnant ainsi naissance à une sorte de volume qui n’en était pas tout à fait un. D’une certaine manière, même s’il travaillait apparemment sur le mouvement de retour de la seconde à la troisième dimension d’un objet réel et donc tridimensionnel, il plongeait dans un mystère plus grand, proche de celui des fractales. En effet, un objet fractal hésite le plus souvent entre deux dimensions et ces images en volume nous faisaient plus sentir cette tension entre surface et volume qu’elles n’affirmaient la consistance de l’une ou de l’autre.
De plus les plis du papier renforcent cette impression qui devient au sens strict perception effective d’une tension habituellement invisible. Face à ces « choses » qui ne sont ni des images, ni des objets et pourtant des oeuvres, c’est aussi l’idée d’un processus qui émerge, celui-là même par lequel les images ne cessent de s’engendrer en nous.
La photographie, depuis son invention, est confrontée à ce mystère qui lui est inhérent, à savoir qu’elle rend visibles les choses connues de nous en les faisant changer de dimension. En nous efforçant de les reconnaître, nous ” oublions “ ce processus magique et fermons la porte à l’inquiétante étrangeté qu’il devrait faire naître en nous. C’est à actualiser ce processus « magique » à l’objectiver pour le rendre communicable que se voue Philippe Soussan depuis quelques années.
C’est pourquoi il est impossible aussi de ne pas esquisser un sourire devant ces pommes ou ces concombres à la fois nets et plissés. En effet, la distance introduite par ce double geste entre image et objet, fait jaillir la source de l’ironie et fait passer sur le regard le sillage d’un sourire amusé.
Voir l’oubli
Conscient du processus d’occultation multipolaire fonctionnant au coeur de la photographie, Philippe Soussan le prend en charge à travers un questionnement sur le contexte. Après avoir accroché ou disposé ses fruits et légumes volumiques en papier froissé, il décide de les rephotographier en incluant dans l’image le contexte, comme un fragment du mur de l’atelier, ou l’espace de la galerie par exemple. Il poursuit cette exploration en posant sur les vitres de son appartement des morceaux de peau de fruits et de légumes qui ainsi suspendus au milieu de nulle part révèlent à celui qui les voit qu’il y a une image derrière l’image. Ce sont en général les immeubles, nécessairement flous mais reconnaissables qui émergent, masses grises et moles, derrière les signes sans signification que forment sur la vitre les bouts de peau. Sur d’autres images, des détails se détachent d’un fond et captant l’attention la détourne des signes posés sur la vitre et déroutant ainsi notre perception d’une autre façon.
Qu’est ici la vitre ? Rien d’autre que la doublure de l’objectif de l’appareil ou du corps vitreux de l’oeil. Que sont ces morceaux de peaux collés sur une vitre ? Rien d’autre que des projections possibles, des traductions communicables de la part oubliée de l’image dans toute image, l’image mentale qui la précède l’accompagne et la prolonge inévitablement. Le visible croit-on nous précède. Ce qu’aurait dû nous faire percevoir et vivre la photographie depuis ses débuts, l’expérience intime et dangereuse à laquelle elle nous conduit si l’on accepte de ne pas avoir peur, c’est de reconnaître que le visible et donc la réalité sont toujours seconds, qu’il ya toujours en nous une infinité d’images formant un continuum dans lequel la perception vient se loger, d’images floues, incertaines, nées à l’intérieur de nos têtes ou restées non perçues durant notre exploration du monde.
Boucle de rétroaction
La force du travail de Philippe Soussan tient en ce qu’il retourne « contre» les objets le processus technique et mental qui les transforme en images. Pour le rendre perceptible à la fois au regard et à la conscience, il passe par ces étapes qui sont chacune comme le décryptage d’une strate d’oubli auquel nous contraignent les images et les choses lorsque nous les regardons. Ainsi, face à un disque vinyle devenu image encadrée ou face à une ampoule éteinte que l’on regarde enfin parce qu’elle ne nous éclaire pas, c’est ce regard oublieux que nous portons en général sur les choses banales de nos vies qui nous revient comme un boomerang. En rassemblant ici ces diverses étapes, il met à nu les mécanismes secrets de notre conscience. Ainsi, sans qu’il y ait besoin de nous représenter sur l’image, sans recourir en rien donc à une quelconque forme de narcissisme, nous nous voyons en train de voir et nous découvrons que ce que nous nommons images sont de véritables boucles de rétroaction. En effet, aucune image n’est en soi un tout mais un moment d’un processus complexe.
Une fois révélé, ce processus nous renvoie à nous-mêmes comme à des aveugles qui croient voir et des ignorants qui savent enfin qu’ils ignorent, même s’ils ne savent pas quoi. Philippe Soussan s’attache à la célébration d’une esthétique qui révèle l’image comme étant un processus complexe de connaissance et de jouissance, et c’est doté de cette illumination rétrospective que nous pouvons à nouveau regarder et les images et le monde qui nous entoure et nous retrouver à la fois chez nous en elles et en nous grâce à elles.
Jean-Louis Poitevin
Philippe Soussan est né en 1961, vit et travaille à Paris.
Philippe Soussan sera présent sur le salon Cutlog du 18 au 21 octobre 2012 sur le stand de la galerie Intuiti
Galerie INTUITI
- 16, rue des Coutures Saint-Gervais
- 75003 Paris 3ème
- www.galerie-intuiti.com