Francesca Piqueras “Ce que j’ai pris en photo à Carrare, en Italie, comme sur le barrage de Xiaolangdi, en Chine, ce sont des manifestations de l’emprise exercée par l’homme sur la nature. Ces manifestations sont caractéristiques de la période historique qui est la notre et que l’on appelle l’anthropocène.”
Après s’être penchée au chevet de constructions humaines en déshérence sur les côtes du monde entier, Francesca Piqueras se penche avec “Movimento” sur les montagnes blessées de la région de Carrare (Italie), que l’on ampute et que l’on débite depuis les étrusques pour s’en approprier le marbre, et sur les eaux emprisonnées et contraintes du fleuve Jaune, en Chine, que l’on enserre de béton pour s’en approprier l’énergie et en tirer de l’électricité. Non seulement Francesca Piqueras nous montre, sur des clichés séparés, les blessures de la roche et le jaillissement des eaux soudain libérées au cours de phénoménaux “lâchés” trisannuels, mais elle les confronte aussi dans des diptyque qui forment comme les deux faces d’un même martyr: d’un côté la plaie ouverte et, de l’autre, le sang qui jaillit. Si la photographe nous confronte ici plus frontalement que dans ses précédentes séries aux stigmates de la civilisation industrielle, si ses images rendent plus palpable l’hécatombe écologique en cours, elles nous invitent, comme toujours, à porter notre regard au-delà des traces qu’elle nous montre. Car ces blocs de pierre que l’on arrache aux montagnes, ces fleuves dont on dévie le cours, tout cela s’inscrit pour elle dans un processus de construction – destruction qui se joue à l’échelle cosmique et qu’elle nomme le “Movimento”. Un état de perpétuelle impermanence, dont l’artiste cherche à saisir la puissance esthétique tout autant que tragique.
« Dans l’ordre naturel des choses, c’est la roche qui contraint l’eau et la dévie de son cours alors que l’eau façonne la roche en s’écoulant sur elle. Dans la nouvelle série que je présente, ces deux éléments n’agissent plus l’un sur l’autre mais sont agis par l’homme qui utilise pour cela des techniques et des machines très sophistiquées. Ce que j’ai pris en photo à Carrare, en Italie, comme sur le barrage de Xiaolangdi, en Chine, ce sont des manifestations de l’emprise exercée par l’homme sur la nature. Ces manifestations sont caractéristiques de la période historique qui est la notre et que l’on appelle l’anthropocène. A Carrare, le marbre est extrait depuis l’époque des étrusques. Mais les moyens techniques déployés et le rythme auquel on l’extrait s’accroît à très grande vitesse. Les blocs ne sont plus travaillés par des artisans sur place mais envoyés en Chine, où la main d’œuvre est moins chère. Une partie des cargaisons est directement travaillée sur les bateaux et tout ce qui n’est pas utilisé est jeté en mer. Les savoir-faire ancestraux se perdent et les machines remplacent les hommes. J’ai une tendresse infinie pour l’espèce humaine, qui déploie des trésors d’ingéniosité pour créer des machines fabuleuses, mais est incapable de penser à long terme et détruit son propre environnement. Je suis fasciné par cette intelligence immense et ce non moins immense manque de ce que l’on pourrait appeler la sagesse. C’est notre tragédie. Je dis “notre” car je suis intimement liée à cette histoire. Je suis héritière des mêmes qualités et des mêmes défauts que mon espèce. Et je ne la juge pas. Toutes mes photos parlent de l’homme sans qu’il apparaisse jamais à l’image. Elles saisissent les traces de son activité, rendent compte d’un état des choses à l’instant T. Je ne fais que montrer. C’est à celui qui regarde de faire son propre chemin. » Francesca Piqueras (Propos recueillis par W. Lambert)
Francesca Piqueras : MOVIMENTO
Exposition du 18 février au 31 mars 2019
GALERIE DE L’EUROPE
55 rue de Seine
75006 Paris
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