Gilles Jacob : Un homme cruel

0
2207
Gilles Jacob - Un homme cruel
Gilles Jacob - Un homme cruel

Gilles Jacob est depuis 2014 le président d’honneur du Festival de Cannes, dont il était président depuis 2001. Il préside également la Cinefondation du Festival. Il est aussi, critique, essayiste et, réalisateur.

C’est l’histoire vraie d’une star tombée dans l’oubli. Un comédien qui fut aussi renommé que Charlie Chaplin ou Rudolf Valentino, un personnage de légende qui n’occupe plus aujourd’hui que quelques lignes dans les histoires du cinéma.

Et pourtant, quelle vie que la sienne! Né au Japon en 1889, parti très jeune pour l’Amérique, Sessue Hayakawa devient, dès les années 1910, au temps du muet, la première grande star d’origine asiatique de Hollywood. Et l’un de ses plus grands séducteurs. Son charisme, son charme, son regard ont fait fondre de nombreuses comédiennes, provoquant auprès de ses admiratrices des scènes d’hystérie.

C’est l’histoire d’un des derniers nababs du cinéma, dont les réceptions fabuleuses dans son château californien firent la une des journaux de l’époque. Jusqu’au jour où le racisme anti-japonais provoque la chute de l’idole et une vertigineuse fuite en avant. Il devient l’homme de tous les voyages et de tous les dangers, des succès tonitruants et des échecs cuisants. L’opium, le jeu, les tentatives d’assassinats, les années folles, la résistance pendant la Seconde guerre mondiale, sans oublier le tournage du mythique Pont de la rivière Kwai, le film aux 7 Oscars, qui fera à nouveau de lui une vedette planétaire en 1957.

Un destin aussi extraordinaire ne pouvait connaître qu’une fin sublime, digne d’un film de Kurosawa : qui eut dit qu’après toutes ces péripéties, cette fougue, cette fureur, Sessue Hayakawa se retirerait à 72 ans dans un monastère bouddhiste, très loin des lumières de Hollywood, parmi les statues de pierre et les moines du silence et de la paix?

Ancien directeur du Festival de Cannes, Gilles Jacob a publié chez Grasset Le Festival de Cannes n’aura pas lieu (2015) et, avec Michel Piccoli, J’ai vécu dans mes rêves (2015). Dans son dernier livre, Gilles Jacob nous raconte l’histoire d’un homme, Sessue Hayakawa : son histoire vraie, l’itinéraire d’une star du cinéma tombée dans l’oubli et dont la vie parcourt le 20ème siècle, de Tokyo à Los Angeles, de Paris à New-York, dans un monde en profond bouleversement.

[vc_text_titles title=”Gilles Jacob sur France Culture en novembre 2016″ title_type=”h3″ page_title_type=”v1″ title_align=”left”]

[vc_text_titles title=”Gilles Jacob – Un homme cruel – chapitre 1″ title_type=”h3″ page_title_type=”v1″ title_align=”left”]

« Je me souviendrai toute ma vie de ce jour maudit où j’ai plongé au cœur de l’océan. » Défié par un condisciple, Kintaro a engagé un de ces paris stupides comme en tiennent les adolescents, mais là, sur le pont du voilier, il est trop tard pour se dégonfler.

Beau temps, brise légère, l’enjeu est de toucher le fond à environ quarante pieds. Le marin qui les a amenés, lui et sa bande, l’interroge : Tu veux vraiment plonger, petit, tu es sûr ? – Oui, oui, il est sûr. Le matelot hoche la tête et lui tend le filin au bout duquel une grosse pierre est arrimée. Il se juche sur l’ancre de fortune, s’agrippe à la corde et fait signe qu’il est prêt. Il respire à fond plusieurs fois, prend une énorme goulée d’air et s’immerge illico, en repoussant la coque. Il s’enfonce dans cette baie limoneuse du Pacifique d’où, quand on lève les yeux, on ne voit pas le ciel. Il poursuit sa descente verticale, familier du paysage sous-marin et des algues flottantes. Arrivé près du but, une explosion flingue son oreille, une vive douleur. Il pense à remonter mais que deviendrait son honneur ? Soudain, une secousse, la pierre se stabilise. Il se baisse, sa main se referme sur une roche minuscule, un fragment qui prouvera l’exploit. Alors, il remue la corde, on le hisse, il a l’impression que la remontée dure des heures et quand, enfin, il s’abat sur le pont, ruisselant, souffle coupé, brandissant sa récolte, un camarade l’avise qu’il saigne du nez. Au bout d’un moment, la douleur cesse, l’écoulement s’arrête, mais la pression a déchiré son tympan : il restera sourd d’une oreille toute sa vie.

Il a gagné !

Soixante-dix ans plus tard, dans son lit d’hôpital, le vieux Kintaro a tout oublié, sauf cette histoire qui revient en boucle, peut-être parce qu’elle a changé le cours de son existence. Mais dans le papillotement de son cerveau malade, les images ont perdu toute relation entre elles, tout lien avec la réalité…
Il ne se plaint pas – quand a-t-on vu un Japonais se plaindre ? Il a eu une belle vie, extravagante même, sa photo était dans tous les journaux, il a été l’un des hommes les plus célèbres de la planète, il a atteint les sommets de manière incroyablement rapide pour un jeune immigrant arrivé d’Asie dans l’Amérique exubérante des années 1910 ! En une décennie, il a obtenu toute la gloire possible, l’argent – trop –, les rôles, les pièces, les films, les femmes, l’opium… Il a été plus que comblé et voici que, près de soixante ans plus tard, le vieux comédien attend la fin.

« J’ai vécu si longtemps qu’il ne me reste désormais qu’à prier pour l’autre vie. »
La chambre où on l’a transporté est d’un calme inhabituel, comme s’il s’agissait du monastère où il a vécu sept ans et où les moines font vœu de silence. Il est seul. De temps en temps, une infirmière entre, lui passe un brassard, presse une poire en caoutchouc, note sa tension artérielle, et ressort après l’avoir rassuré, croit-elle, d’une petite tape sur l’épaule. On ne l’entend pas prier mais ses lèvres psalmodient continuellement. Il ne veut surtout pas s’endormir, ni même s’assoupir ; il veille.
Nous sommes en 1973.

Cet homme, ce très vieil Asiatique au visage impassible comme il l’a été toute sa vie, c’est Kintaro Hayakawa, dit Sessue, né quatre-vingt-quatre ans auparavant, le 10 juin 1889, au village de Nanaura, près de la ville de Chikura, dans la préfecture de Chiba, au Japon. Sa venue au monde coïncide, à deux mois près, avec celles d’Adolf Hitler et de Charlie Chaplin. Mais comment soupçonner qu’il croiserait l’un et serait ami de l’autre ?

Broché: 320 pages
Editeur : Grasset
Collection : Littérature Française
Langue : Français
ISBN-10: 2246862159
ISBN-13: 978-2246862154

Broché: 288 pages
Editeur : Grasset
Collection : Littérature Française
Langue : Français
ISBN-10: 2246857856
ISBN-13: 978-2246857853