Le sublime par Barbara Polla et Paul Ardenne

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    La Jambe noire de l’Ange

    Barbara Polla - ©Laurent Guiraud

    « Est sublime ce qui, par cela seul qu’on peut le penser, démontre une faculté de l’âme qui dépasse toute mesure des sens » (Kant, Critique de la Faculté de Juger). Le sublime associe la beauté et son ombre. Toujours, il déborde le beau. Il ne se donne pas à voir. On évoque Quasimodo, ou La Jambe noire de l’Ange. Sublime ? Il y a dans ce mot une ambiguïté étymologique riche de doute : s’agit-il de limis, oblique, de travers – ou de limen, la limite, le seuil, celui que l’on ne saurait outrepasser ? La Jambe noire de l’Ange est, quant à elle, de travers.

    Chez Kant, le sublime se légitime par la révélation de l’homme à lui-même en tant qu’être libre. Cette profondeur métaphysique suppose l’absence d’artifice et une sorte de perfection sensible qui conduit au vertige. Chez Kant encore, l’homme est un spectateur prenant conscience, à travers un phénomène lui étant étranger – l’art par exemple –, de lui-même. Avec Burke, l’homme devient, insidieusement, à la fois producteur (d’une œuvre d’art…) et spectateur. Le sublime glisse hors de l’homme et se manifeste alors dans l’artifice lui-même.

    Wittgenstein, lui, nous rappelle que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Ce sont l’art et la terreur qui nous donnent alors à voir ce dont on ne peut parler. Telle la Guérison du Diacre Justinien, réalisée par Côme et Damien, deux frères jumeaux d’origine arabe, médecins « anargyres » (sans argent) convertis au christianisme. Fra Angelico, en silence, nous donne à voir l’un des miracles posthumes des jumeaux anargyres. Le diacre Justinien avait la jambe en perdition. Saint Côme et Saint Damien lui greffèrent, pendant son sommeil, la jambe d’un éthiopien qui venait d’être enseveli au Cimetière de Saint Pierre. C’est la Jambe noire de l’Ange, scène peinte par Fra Angelico au titre de La Guérison du diacre Justinien (1438-1440 ; Musée San Marco, Florence). La Jambe noire de l’Ange de mounir fatmi est dans cette même recherche du sublime, de cette sensation douloureuse et bien-aimée, de ce frisson que nous voulons ressentir encore pour nous sentir vivre. fatmi nous veut frissonnants. A la recherche du sublime, l’artiste utilise les films des autres, la vie des autres, ce qu’on coupe, ce qu’on détruit. Après le film Les Ciseaux, créé à partir des parties censurées du film marocain « Une minute de soleil en moins », on retrouvera encore des ciseaux dans Beautiful Language (2010), film inspiré de celui de Truffaut, L’Enfant sauvage. L’enfant sauvage, c’est mounir fatmi lui-même, cet enfant surnaturel capable de vivre seul dans la jungle française et que Truffaut travaille à « civiliser ». mounir fatmi qui porte en lui la conviction profonde que la civilisation, mieux dit, les civilisations, les échanges entre elles, en toute connaissance de cause des unes et des autres, permettront seuls ce Beautiful Language dont nous sommes si loin encore – un langage aussi profondément singulier que possiblement partagé. Fatmi récolte des images fantômes et les repropose en vidéo, dans le droit fil de ce que dit Françoise Parfait de ce medium : la vidéo, forme hybride par excellence, cite toujours une autre image – en l’occurrence, celle de Fra Angelico. Elle est un espace de mémoire qui accueille l’histoire des images. Dans le cas de fatmi, l’hybridation de la forme est constante. La Jambe noire de l’Ange est un film en noir et blanc, ; l’image y est hachée, cruelle, elle nous torture le regard pour mieux nous faire regarder. Notre regard voyage d’un monde à l’autre, d’un temps à l’autre, de l’Asie à Florence, du IIIème siècle à la Renaissance et jusqu’à nos jours, où l’intégration de l’autre – de l’Intrus, après Jean-Luc Nancy – reste aussi impossible qu’au temps de la préhistoire. Avec une persévérance dont les racines sont à trouver dans son enfance, mounir fatmi pose la question de la singularité, de l’identité, du mélange, de la greffe : va-t-elle prendre, se demande-t-il avec angoisse ? Il faut un ange pour qu’elle prenne : l’Ange de l’Histoire. Le visage tourné vers le passé, il tourne le dos à l’avenir. Mais la greffe finira par prendre, grâce à l’Ange, ou malgré lui. Barbara Polla

    Paul Ardenne - ©Sebastien Roy

    Remerciements :

    • Eric Hussenot, Paris (mounir fatmi)
    • Albertine de Galbert, Paris (Richard T. Walker)
    • Magazzino Arte Contemporanea, Roma (Elisabetta Benassi)
    • Sarah Schwartz, Australie (Shaun Gladwell)
    • Galerie Nuke, Paris (Katerina Jebb)

    La vidéo de la Conférence :